L’Alsace au XVIIéme siècle
d’après Rodolphe REUSS
Depuis les temps anciens et presque légendaires du duché
mérovingien d'Alsace, les territoires entre le Rhin, les Vosges,
la Lauter et la Birse n'avaient plus formé d'unité politique
compacte, si tant est que, même à ce moment, le pouvoir
ducal ait été partout une réalité_ Si
paradoxal que cela puisse sembler, on peut dire que dans les siècles
qui précédèrent la réunion du pays à
la France, il n'y avait pas d'Alsace, dans un certain sens, tout au
moins, et qu'elle n'exista, comme un corps plus ou moins homogène,
que du moment qu'elle eut perdu son indépendance et son autonomie-
Nous avons vu, dans notre introduction sommaire sur l'histoire de
la province, que ni les empereurs saxons, ni ceux des maisons de Franconie
et de Souabe n'avaient pu maintenir intacte leur autorité sur
les vassaux d'Outre-Rhin, sans compter les nombreuses immunités
ecclésiastiques qui, dès les premiers siècles
du moyen âge, émancipaient d'un contrôle direct
des territoires étendus. Quand les Hohenstaufen disparurent
dans la grande tourmente du XIIIe siècle, l'Alsace ne présenta
plus, pendant longtemps, qu'un amas confus de seigneuries laïques
et ecclésiastiques, de territoires urbains et ruraux, où
régnaient trop souvent la force brutale et la violence, et
dont les rapports réciproques changeaient sans cesse au gré
des caprices des maîtres ou au hasard des événements.
Il n'y avait aucune espèce d'autorité politique centrale
ou de gouvernement, car l'autorité des landgraves n'existait
plus que de nom ; aucune autorité judiciaire supérieure,
car les tribunaux provinciaux avaient cessé de fonctionner
; aucune autorité religieuse prépondérante, car
trois évêques exerçaient également leu
juridiction dans les plaines de l'Alsace.
A la fin du XVéme siècle, Maximilien 1er tenta de rendre
un peu de cohésion et de force au Saint Empire romain, en organisant
la division en cercles, à la diète d'Augsbourg (1490,
puis à celle de Cologne (1512). Mais pour l'Alsace cette organisation
nouvelle fut une cause d'affaiblissement plutôt que l'occasion
d'une reprise de forces. Pour satisfaire aux exigences de la politique
familiale de la maison d'Autriche, le territoire de la future province
fut coupé en deux parties, la Haute Alsace et le Sundgau furent
attribués au cercle d'Autriche, qui comprenait tous les États
héréditaires, de la Leitha et l'Adriatique aux Vosges;
la Basse-Alsace au contraire dû faire partie du cercle du Rhin
supérieur avec la Savoie, la Franche-Comté, les évêchés
de Lausanne, Bâle, Toul, Metz, Verdun, Spire, etc. (Nous n'ignorons
pas qu'on dit d'ordinaire le cercle du Haut-Rhin; mais notre appellation
nous semble préférable; le nom plus connu des deux départements
du Haut-Rhin et du Bas-Rhin amène forcément des confusions
avec les deux cercles ainsi désignés, et qui marquent
des territoires tout différents)
Telle était la situation au début du XVIe siècle,
et telle nous la retrouvons cent ans plus tard. Quelle que fût
la vague déférence abondante en paroles, mais très
extérieure parfois, manifestée à la majesté
impériale, quel que fût même l'empressement à
exécuter ses volontés, quand on y voyait un avantage
quelconque, on peut dire qu'il n'existait pas au début du XVIe
siècle une autorité politique ni religieuse jouissant
d'un pouvoir incontesté sur tous les territoires et toutes
les populations de l'Alsace; elle était en pleine anarchie,
dans le sens propre de ce mot. Nous n'entendons pas dire par là
que les habitants fussent désaffectionnés, dans leur
ensemble, à la dynastie des Habsbourgs qui occupaient alors
le trône d'Allemagne d'une manière ininterrompue, depuis
plus d'un siècle et demi. Cette famille avait de profondes
racines dans le pays ; elle possédait directement et depuis
longtemps la majeure partie de la Haute-Alsace; elle avait repris,
depuis quarante ans, la grande préfecture de Haguenau, et l'un
des siens allait monter sur le siège épiscopal de Strasbourg.
Mais d'autre part les Habsbourgs étaient si intimement mêlés
à la contre-réforme dans l'Empire, ils s'étaient
montrés soumis à tel point à l'influence de l'Église
et de la Compagnie de Jésus, surtout depuis l'avènement
de Rodolphe II, que tous les protestants d'Alsace étaient en
droit de lès regarder plutôt comme des adversaires que
comme des protecteurs et des amis. Cette situation réciproque
s'accentue plus encore quand la lutte trentenaire a commencé-
Chacun se défiant de tous, et son propre intérêt
lui paraissant différent de celui de son voisin, il se produisit
en Alsace, si je puis m'exprimer ainsi, un émiettement politique
absolu. Dans ces régions rhénanes supérieures,
les considérations nationales faiblissent, le sentiment des
liens communs tend à s'effacer, à mesure que les dangers
augmentent, tandis que l'intervention de l'étranger paraît
de plus en plus nécessaire pour sauvegarder l'existence même
des petits groupes politiques du pays.
Il n'y a donc guère eu de relations intimes entre l'Alsace
politique et l'Empire au XVIIe siècle ; il y a même eu
très peu de relations officielles entre eux, pendant la première
moitié de cette période. Ces relations se bornant en
général à siéger aux diètes présidées
par le chef de l'État, et aucune diète n'ayant plus
réussi à se constituer pour délibérer
depuis l'avènement de l'empereur Mathias, la dernière,
celle de 1614, dû se séparer sans avoir pu même
s'entendre sur son ordre du jour, et aucune n'ayant été
convoquée depuis lors, la vie politique commune régulière
entre la « Marche occidentale » du Saint Empire romain
et ce dernier était suspendue de fait, depuis assez longtemps,
quand commencèrent les négociations de Westphalie. Ferdinand
II, trouvant plus commode de n'avoir à négocier qu'avec
les princes influents de l'Empire, se borna généralement
à réunir des « diètes électorales
» (Kurfürstentage) dont les décisions n'étaient
pas, légalement du moins, équivalentes à celles
de la « diète de l'Empire » (Reichstag).
Ces traités vinrent modifier également leurs rapports
théoriques, mais sans que ce changement fût remarqué
d'abord- Au contraire, c'est dans le troisième quart du siècle,
de 1649 à 1674, que sous la pression des événements,
les relations des États de la province avec la nouvelle autorité'
centrale de l'Empire, la Diète permanente de Ratisbonne, se
renouent plus intimement que par le passé, et s'accentuent
d'une façon qui paraîtrait étonnante, si l'ai
ne se rappelait pas la situation particulièrement difficile
de la France, occupée ailleurs par la Fronde et par l'Espagne,
et le désir des États, encore reconnus immédiats,
de la Basse-Alsace, de sauver cette indépendance à tout
prix.
C'est pour échapper à la prise de possession par Louis
XIV qu'ils se rejettent subitement vers leurs anciens suzerains, l'unique
point d'appui possible qu'ils entrevoient dans une position désespérée.
On les voit solliciter alors de l'Empire et des empereurs la confirmation
de tous leurs privilèges, grands et petits, comme pour leur
donner une force nouvelle ; ils siègent assidûment aux
diètes; ils font et refont le chemin de Vienne qui leur était
devenu passablement étranger. On pourrait croire, au premier
abord, que c'est un réveil anticipé de l'idée
unitaire allemande ; ce n'est en réalité que le suprême,
effort fait pour conserver une autonomie locale que ces microcosmes
politiques sentent contestée et minée par la France,
et qu'ils essaient de défendre, comme ils l'ont défendue
depuis des siècles, contre l'Empire et les empereurs, contre
Wenceslas et Charles-Quint. Ce moment de cohésion plus grande
est d'ailleurs bien fugitif. Ferdinand III, longtemps avant le 24
octobre 1648, n'exerçait plus en fait aucune autorité
en Alsace, ni dans les territoires occupés par la France et
la Suède, ni dans les États restés. libres de
garnisons étrangères, comme Strasbourg; aussi la France
contesta-t-elle, dès que le traité des Pyrénées
l'eut délivrée de l'Espagne, les droits théoriques
que le fils et successeur de Ferdinand, Léopold P", prétendait
y retenir. Mais comme, à raison même des résistances
de la Décapole, de la plupart des princes et de l'Empire, le
nouveau régime français n'avait pu s'établir
encore, il y eut une seconde et courte période d'extrême
confusion, où le manque de toute direction générale
supérieure se fit d'autant plus sentir qu'on n'avait pas le
temps d'y remédier, en partie du moins comme autrefois, par
d'interminables conférences entre les intéressés.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Condé, passant
alors en Alsace, ait écrit à Louvois : « Une des
choses qui m'a paru plus essentielle en ce pays icy, c'est qu'il n'y
a aucune espèce de gouvernement et quasy aucune autorité
établie. »
C'est cette « autorité établie » que le
gouvernement royal était, alors déjà, occupé
depuis assez longtemps à constituer en Alsace, ou si l'on préfère,
à lui imposer, sans qu'elle en eût compris encore toute
l'utilité pratique. Dès le milieu de la guerre de Trente
Ans on avait vu apparaître à la suite des armées
françaises des fonctionnaires supérieurs chargés
du ravitaillement des troupes et de l'administration civile provisoire
des pays occupés. La guerre se faisant_ contre la maison d'Autriche
seulement, les « intendants de justice, police et finances »
qui se succèdent depuis la prise de Brisach, M. d'Oysonville,
M. de Girolles, M. de Belesbat, etc…, furent des administrateurs
généralement courtois dans leurs rapports avec leurs
voisins d'Alsace, alliés ou protégés de la couronne
de France,sauf quand il fallait nourrir à tout prix les armées
du roi et qu'ils espéraient, par quelques menaces opportunes,
remplir plus vite leurs magasins vides. La lettre suivante prouvera
qu'ils savaient le prendre sur un ton comminatoire quand ils le jugeaient
nécessaire. Le 29 novembre 1647, M. de Baussan écrivait
au seigneur de Ribeaupierre : « Si les habitants de Ribeauvillé
ne s'acquittent dans six jours des contributions qu'ils doivent, ils
se peuvent assurer d'estre traictez avec le plus de rigueur qu'ils
ayent jamais esprouvée pour ce subject. Il ne faut point qu'ils
espèrent aucune relâche. Les premiers pris payeront pour
les autres » (A.H.A. E. 541). Et les Ribeaupierre étaient
sous la protection spéciale de la France!
Ils n'avaient garde de s'occuper, plus qu'il n'était nécessaire,
de ce qui ne touchait pas à leur sphère d'activité
immédiate. Même après la paix de Munster, l'action
des intendants demeura passablement restreinte. Elle devait forcément
l'être dans un pays aussi morcelé que l'était
alors l'Alsace, où les territoires soumis directement au roi
s'entremêlaient aux territoires des seigneuries immédiates.
Il fallait s'avancer avec prudence sur un terrain tout à fait
inconnu, étudier une contrée, si différente par
la langue et les mœurs du reste de la France ; il fallait tâter
le pouls à l'opinion publique, à celle du dedans, comme
à celle du dehors, car Mazarin, toujours ami de la prudence,
ne voulait pas se faire inutilement de « querelles d'allemands,
à côté de toutes celles qu'il avait déjà
sur les bras. C'est là ce qui explique l'organisation très
lente d'un pouvoir central et vraiment dirigeant dans la province.
Le mot approbatif d'un contrôleur général des
finances, écrit au dos d'une dépêche du maréchal
d'Huxelles : « Il ne faut point toucher aux usages d'Alsace
formait la règle de conduite du gouvernement français
depuis un demi-siècle déjà.
On aurait pu constituer peut-être une autorité centrale
plus sérieuse, plus imposante au dehors, si la réunion
de l'Alsace à la France s'était opérée
un siècle plus tôt. Mais le gouvernement ne voulait pas
relever en Alsace, moins encore qu'ailleurs, après les expériences
de la Fronde, la situation des gouverneurs de province, en leur laissant
autre chose qu'un vain titre et des honneurs extérieurs. Ni
les capacités politiques ni la fidélité de Henri
de Lorraine, comte d'Harcourt, premier gouverneur de l'Alsace, n'avaient
été de nature à l'engager plus avant dans cette
voie. Mazarin, qui lui succéda après 1659, était
assurément de taille à gouverner la province, mais il
n'en avait guère le temps et ne vint jamais la visiter, même
en passant. Son neveu, auquel le roi voulut bien confier aussi cette
part de l'héritage du cardinal, porta le titre de gouverneur
de l'Alsace pendant plus d'un demi-siècle (1661-1713), mais
ce n’était, pas ce singulier personnage qui eût
pu être pour le gouvernement et la cour soit un appui, soit
un obstacle à leurs projets. En un mot, l'on peut dire que
les gouverneurs de l'Alsace au XVllème siècle, presque
toujours absents d'ailleurs du pays, n'ont exercé aucune influence
sur son développement matériel et moral.
Il faut répéter à peu près la même
chose pour les grands baillis de la préfecture de Haguenau,
que l'on aurait pu croire appelés à jouer un certain
rôle clans la réorganisation d'un gouvernement.propre
à l'Alsace. C'étaient généralement les
mêmes personnages que les gouverneurs; mais ils avaient des
sous-baillis qui auraient pu fonctionner pour, eux, s'ils- avaient
eu une mission administrative sérieuse. Le grand bailli français
aurait été, pour les populations alsaciennes, le successeur
naturel de l'ancien landvogt autrichien, à la sinécure
honorifique duquel auraient pu se rattacher des fonctions administratives
multiples et de haute importance. Mais comme on considérait
à la cour les revenus du grand bailliage comme un appoint naturel
aux émoluments du gouverneur, on ne voulut pas séparer
sans doute ces deux situations qui n'avaient pas de corrélation
nécessaire, et par suite le grand bailli fut absent de la province,
lui aussi, quand le gouverneur n'y faisait pas des apparitions qui
semblent avoir été fort rares.
Par suite même de cette absence, l'intendant devenait le personnage
le plus important de l'Alsace, le véritable représentant
et l'agent confidentiel du pouvoir central. Sans doute le commandant
militaire, lieutenant général titré ou maréchal
de France, était bien au-dessus de lui dans la hiérarchie
officielle, mais il n'avait absolument pas à se mêler,
en théorie, de la besogne administrative du, pays, et il ne
s'y immisçait guère, en fait. L'intendant était
responsable vis-à-vis du ministre et d'une obéissance
parfois aveugle à l'égard de la cour, irresponsable
au contraire, et presque tout puissant à l'égard du
pays. Le gouvernement royal, imagina tout d'abord d'augmenter le pouvoir
des intendants, en même temps que de les familiariser davantage
avec leurs administrés, en plaçant le même homme
à la tête de l'administration proprement dite et de la
Chambre de justice d'Ensisheim et de Brisach. L'ancienne Régence
des pays autrichiens avait été composée, comme
on le verra bientôt plus en détail, de jurisconsultes
jugeant et de jurisconsultes administrateurs. On désirait évidemment
que le nouveau régime bénéficiât des traditions
anciennes et que dans les deux services, magistrats et comptables
pussent se prêter un mutuel appui. Ce fut à cette tâche
que se vouèrent de 1656 à 1674, Colbert de Croissy,
Charles Colbert, Poncet de la Rivière, qui administrèrent
l'Alsace dans cette période de transition, qu'on pourrait appeler
aussi celle des tâtonnements obligés dans l'administration
comme dans la politique. C'est au milieu de la crise aiguë, amenée
par la résistance des villes de la Décapole aux volontés
de Louis XIV et par l'entrée des troupes impériales,
que fut installé leur successeur, Jacques de La Grange «
conseiller du Roy en ses Conseils, intendant de justice, police et
finances en Alsace et en Brisgau, et des armées de Sa Majesté
en Allemagne ». La Grange est le véritable conquérant
civil de l'Alsace, si je puis m'exprimer ainsi. Tout d'abord il a
eu pour lui le seul auxiliaire efficace en pareille matière,
le temps. Pendant près d'un quart de siècle (1674-1698),
il a pu diriger la transformation politique, judiciaire, économique
et même religieuse du pays, suivant non sans habileté,
en même temps qu'avec une obéissance à toute épreuve,
la ligne de conduite qu'on lui traçait de Saint-Germain ou
de Versailles, flattant et caressant les ralliés par d'aimables
paroles, leur transmettant les preuves substantielles de la faveur
royale, gourmandant les tièdes et sachant faire plier les moins
bien disposés par quelques paroles hautaines et sévères,
ou, s'il le jugeait nécessaire, par des violences matérielles.
On n'a qu'à parcourir les procès-verbaux des Conseils
de la ville libre royale de Strasbourg, à partir de 1681, pour
constater combien vite on apprit à se courber devant les désirs
et les ordres de M. l'Intendant et à quelles sollicitations
humiliantes on se résignait pour obtenir de lui la conservation
de quelque droit, comme une faveur hautement appréciée.
Sa réputation d'administrateur honnête était fortement
compromise, longtemps avant qu'il quittât la province. Dès
1692, le roi chargeait M de La Fond, alors intendant de Franche-Comté
et plus tard successeur de La Grange, de procéder à
une enquête secrète sur les agissements de ce dernier,
et cette enquête ne lui était pas favorable. Les lettres
de La Fond, du 21 mars et du 8 juillet 1692, sont de vrais réquisitoires
contre La Grange : « Ledit sieur... est universellement haï,
soit de la noblesse, soit des bourgeois, soit des peuples, ce qui
fait que, selon mon sentiment, il est difficile qu'il puisse servir
utilement Sa Majesté. » A. de Boislisle, Correspondance
des contrôleurs généraux des finances, Paris,
1874, t. 1, n^ 1063.Six ans plus tard, Ulric Obrecht, le préteur
royal de Strasbourg, écrivait de lui au syndic de la ville,
Jean-Baptiste Klinglin : « Auprès de tous les ministres
et gens de robe, il passe pour riche de plusieurs millions et le plus
grand voleur de tout le royaume' ». Mais c'était un homme
d'une intelligence déliée, bon observateur des hommes
et des choses, un administrateur éclairé, humain, dans
la mesure du possible, à l'égard des populations misérables,
comme le prouve le grand Mémoire sur l'Alsace, rédigé
ou du moins compilé et signé par lui, en 1697, vers
la fin de son séjour dans la province. Ce mémoire de
La Grange, devenu comme un manuel administratif de L'Alsace pour les
générations successives de fonctionnaires français
en Alsace, au XVIII' siècle, existe un peu partout, en de nombreuses
copies. On verra, par la suite, tout l'intérêt qu'il
présente, pour retracer un tableau de l'état de l'Alsace.
Il a été partiellement publié par M. Ernest Lehr
dans le premier volume de la Description du département du
Bas-Rhin, Strasbourg, 1858, t. 1, p. 519-557.
Nous retrouverons la trace de son activité féconde dans
les domaines de l'industrie, du commerce et de l'agriculture; nous
rencontrerons aussi plus d'une fois des faits attestant chez lui une
absence fâcheuse de sens moral, une indifférence assez
complète pour les moyens employés, pourvu que le but
soit atteint. Les « gens de robe », on l'a vu par la lettre
d’Obrecht, ne l'aimaient guère; ils lui reprochaient
«d'ignorer les règles de la judicature et de n'être
pas même lettré ». Le compilateur des Notes d'arrêt
du Conseil souverain, publiées à Colmar en 1742, en
cite un amusant exemple... s'il est authentique. Une dame à
laquelle il s'intéressait, et qui se prétendait séduite,
demandait à la justice qu'elle forçât le coupable
à l'épouser. Le Conseil avait admis un appel suspensif
de l'inculpé. Mais La Grange écrivit au bas de la décision
de l'officialité une ordonnance portant que la sentence serait
« immédiatement exécutoire, nonobstant opposition
et sans préjudicier, ». (Notes, p.147.). On lui reprochait
aussi d'extorquer aux villes de son ressort des sinécures pour
ses créatures. Nous connaissons en détail l'histoire
de son secrétaire particulier Fumeron qu'il imposa de la sorte
à Landau, et que le Conseil souverain cassa aux gages quand
La Grange eut quitté l'Alsace. (Notes d'arrêt,p. 219.)
D'après le récit cité tout à l’heure,
il semble bien que l'intendant fut « révoqué »
au printemps de 1698; mais d'autre part il est raconté qu'il
fut «promu à l'intendance de Bordeaux ». (Ichtersheim,
Topographie, il, p. 56.) Était-ce une disgrâce, un déplacement,
ou même un avancement? Je n'ai pu arriver à aucune conviction
bien arrêtée à cet égard.
Quoi qu'il en soit de ses qualités et de ses défauts,
de ses vices même, on ne saurait nier que ce fut La Grange qui
façonna l'Alsace « à la française »,
pour autant que le gouvernement d'alors jugea nécessaire de
métamorphoser ses formes administratives et ses allures sociales.
Ses successeurs, les de La Fond, les Pelletier de La Houssaye, les
d'Angevilliers, etc., n'eurent plus qu'à continuer, sans difficultés
sérieuses, le travail d'assimilation lente, inauguré
par lui.
L'intendant ne pouvant tout surveiller par lui-même, avait des
fonctionnaires administratifs en sous-ordre qui le suppléaient
dans certaines localités plus importantes, ou dans certains
districts et entretenaient une correspondance officielle avec leur
supérieur ou ses bureaux. Dès 1657, il y avait de ces
commissaires ou subdélégués de l'intendant dans
la Haute-Alsace, qui paraissent avoir visité ou inspecté,
à tour de rôle, les différents bailliages, pour
surveiller la répartition des impôts et la bonne administration
de la justice. C'étaient des personnages assez influents dans
leur milieu, puisque nous apprenons par une lettre du chancelier d'Aguesseau,
que depuis 1681 tous les subdélégués de l'intendant
à Colmar étaient choisis clans le Conseil supérieur,
et qu'il y en eut même un « qui, ayant été
fait procureur général, ne cessa pas pour cela de remplir
les fonctions de délégué ». Plus tard,
la subdélégation dans cette ville fut rattachée
à la charge de préteur royal"-. A Strasbourg, on
mentionne comme délégués occasionnels de La Grange,
Ulric Obrecht, le préteur royal, et « M Denis Baudoin,
conseiller du Roy ». Mais c'étaient plutôt, sans
doute, ses remplaçants temporaires que ses subordonnés
hiérarchiques. Cependant ce n'est qu'au XVIIIéme siècles
que le système des subdélégations, que l'on peut
comparer à nos sous-préfectures, reçut tout son
développement en Alsace; au début l'on ne voulut pas
trop entraver les régences princières et seigneuriales,
accoutumées à plus d'indépendance et qu'un mot
de l'intendant lui-même tenait aussi plus facilement en respect.
Pour le reste de la machine administrative, elle ne fut guère
modifiée. On verra tout à l'heure les mutations opérées
dans l'organisation financière, judiciaire et militaire de
la nouvelle province française; nulle part elles ne furent
moins radicales que dans l'administration proprement dite. L'intendant
ne toucha ni aux régences établies dans le pays, ni
aux baillis. Il s'appliqua seulement à faire comprendre à
ces derniers, qu'ils fussent en fonctions sur les territoires directement
soumis au roi, ou sur ceux des princes et seigneurs possessionnés
en Alsace, qu'ils avaient à recevoir ses ordres et à
les exécuter en diligence. Ces derniers territoires, qui représentaient
autrefois autant de souverainetés diverses, « tout en
continuant à subsister sous la forme de corps politiques et
en conservant certaines prérogatives nominales, n'étaient
plus, comme on l'a fait remarquer avec raison, que des divisions administratives,
placées sous l'autorité directe des agents du pouvoir
centrale. Le « Roi » y parlait par la bouche de l'intendant;
il fallait bien lui obéir, et les ordonnances de ce haut fonctionnaire,
lues du haut de la chaire et affichées dans tous les villages,
faisaient comprendre aux paysans les plus écartés des
bruits du monde, qu'il y avait maintenant une autorité supérieure
à celle de leur maître immédiat, et que ce dernier
avait également un maître, ce qui n'était pas
pour leur déplaire. Mais d'autre part, sauf en de rares occasions,
le contact direct avec les fonctionnaires étrangers subalternes
ne se produisait pas pour eux et ne pouvait donc produire ces froissements
si fréquents et si pénibles entre conquérants
et conquis, lorsqu'ils ne sont pas gens de même culture intellectuelle
et morale. La population indigène, laissée libre dans
ses moeurs, sa langue et ses traditions séculaires, relativement
épargnée par l'impôt, était mieux protégée
qu'autrefois contre les maux de la guerre et se désintéressait
d'ailleurs, à un point de vue égoïste, de toute
lutte éventuelle, puisqu'elle n'avait point à fournir
de soldats ; elle se trouvait donc dans une situation certainement
enviable à bien des points de vue et l'administration de Louis
XIV, le premier véritable gouvernement moderne que l'Alsace
ait connu, n'a certes pas été la plus mauvaise de toutes
celles qu'elle a vu passer depuis.
Après ce que nous venons de dire, on se demandera peut-être
comment, en l'absence d'organes généraux de la pensée
et de la volonté du pays tout entier, en l'absence d'un pouvoir
central, il a pu s'y produire jamais aucune action commune, soit pour
la défense du territoire, soit pour la poursuite d'intérêts
communs, entre tant de petits États séparés par
leurs intérêts matériels et leurs rivalités
politiques ou religieuses. A vrai dire, il existait en Alsace une
organisation rudimentaire qui, née sous de meilleurs auspices
et favorisée par les événements, aurait pu se
développer peu à peu et aboutir peut-être à
la création d'une association rhénane, faisant suite,
pour ainsi dire, à la confédération des cantons
helvétiques.
Des nécessités financières pour la Haute-Alsace,
des nécessités militaires pour la Basse-Alsace avaient
amené, dés le XIV° siècle, des ententes,
d'abord passagères, puis des alliances prolongées, enfin
des réunions plus ou moins régulières entre les
États de la province. S'il n'y avait pas eu deux landgraves
en Alsace, l'archiduc et l'évêque de Strasbourg, si les
territoires de la Haute-Alsace n'avaient pas été, presque
tous, inféodés à l'Autriche, peut-être
ces deux groupes d'alliés et d'associés naturels auraient-ils
fini par fusionner et par former une association unique, aux assises
régulièrement convoquées; cette diète
vraiment provinciale aurait pu devenir le centre d'un gouvernement
fédératif de plus ou de moins d'importance. On a même
tenté de l'établir sous la menace des dangers croissants
dans la seconde moitié du XVIe siècle ; mais la prépondérance
absolue de la maison de Habsbourg dans la Haute Alsace et le Sundgau,
l'antagonisme de plus en plus marqué qui se produit, à
ce moment même, entre les catholiques au sud et les protestants
au nord du pays, ont toujours empêché que, même
au moment des plus graves crises politiques, un accord plus intime
ait pu s'établir entre les uns et les autres. Au XVIIe siècle
non plus, on n'a jamais réussi à combiner quelque action
politique, générale et durable, de la part de tous les
intéressés.
C'est donc séparément qu'il nous faut considérer
les deux groupes alsaciens et parler du caractère assez différent
que présentaient, au nord et au sud du Landgraben, les assemblées
délibérantes des États de la province. Les États
provinciaux de la Haute-Alsace avaient tout d'abord cela de particulier
qu'ils ne siégeaient pas seuls, mais en compagnie des représentants
du Brisgau et des autres terres de l'Autriche antérieure. Ce
n'était donc pas, à vrai dire, une représentation
alsacienne, car le nombre des villes et des abbayes d'Outre-Rhin donnait
d'avance une majorité considérable aux habitants de
la rive droite. De plus, les seigneurs de la Haute-Alsace, même
les plus puissants, les Ribeaupierre par exemple, s'étaient
laissés engager presque tous dans des liens féodaux
vis-à-vis de la maison d'Autriche. En fait d'États immédiats
de l'Empire, on ne comptait guère, en dehors des villes de
la Décapole, occupant une situation particulière, que
les deux abbayes de Murbach et de Munster et le comté de Horburg.
Le landgrave de la Haute-Alsace apparaissait donc à la diète
provinciale, qu'elle se réunît à Ensisheim, à
Fribourg ou à Brisach, comme un souverain parmi ses vassaux,
et l'on comprend que cela devait influer sérieusement sur l'attitude
de l'assemblée et sur la nature de ses débats.
Les membres de la diète (Landstaende) se réunissaient
sur la convocation de la Régence d'Ensisheim, dans l'une des
trois localités énumérées plus haut. Les
trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état, y étaient
représentés, chaque abbaye par son abbé, chaque
famille nobiliaire par son chef, chaque ville par un de ses magistrats;
mais il semblerait que ç'ait été chose rare que
de voir les ayants droit assister tous aux séances. Quand l'archiduc,
régent de l'Autriche antérieure, ne présidait
pas en personne, c'était son remplaçant, le landvogt,
qui présentait en son nom les demandes et les propositions
du gouvernement. Les trois ordres se groupaient en bureaux (Ausschüsse)
pour les examiner, puis ils venaient donner en séance plénière,
soit un avis favorable, soit l'explication de leur refus. Le gouvernement,
surtout quand il s'agissait de subsides, n'acceptait pas cependant
tout de suite les fins de non-recevoir; il répondait par un
contre-exposé plus pressant encore, sur lequel les Etats recommençaient
à délibérer, puis le débat se continuait
par des dupliques, voire même des tripliques, échangées
entre Landvogt et diète, jusqu'à ce qu'un des deux se
décidât à céder. Il ne semble pas y avoir
eu des discussions orales régulières et contradictoires,
comme dans nos assemblées parlementaires modernes; cependant
nous voyons parfois des membres de la Régence envoyés
comme commissaires pour expliquer verbalement aux États la
nécessité de telle mesure ou l'urgence de tel sacrifice.
Quand les États votaient les sommes demandées, ils avaient
toujours soin de stipuler que c'était un don gratuit et l'archiduc
leur faisait expédier des lettres reversales par lesquelles
il déclarait que la concession faite ne pourrait tirer à
conséquence pour l'avenir. La somme ainsi votée se répartissait
entre les trois ordres, et chacun d'entre eux se chargeait ensuite
d'assigner à ses ressortissants la part de dépense qui
lui revenait. C'est en partie pour opérer ces répartitions
que le Clergé et la Noblesse entretenaient un Directoire permanent,
dont le président et les députés s'occupaient
de régler les contingents et veillaient aux intérêts
communs. Parmi les représentants alsaciens que nous rencontrons
dans les procès-verbaux: de ces assemblées provinciales
de la Haute Alsace, nous notons les, abbés de Lucelle, d'Issenheim,
d'Oelenberg, le prévôt du chapitre de Thann, les Ribeaupierre,
les Schauenbourg, les Landsperg, les Reinach, les d'Andlau, les délégués
des villes d'Altkirch, de Belfort, de Cernay, Delle, Ensisheim, Ferrette,
Florimont, Landser, Massevaux, Thann, etc...
Les sessions de l'assemblée provinciale de la Haute-Alsace
furent supprimées de fait par la guerre de Trente Ans. Près
de cent ans plus tard, le souvenir exact des causes de cette interruption
était à peu près effacé, car nous lisons
dans un mémoire officiel, adressé vers 1718 au Régent
: « On ne sait pas précisément dans quel temps
ces États cessèrent d'être convoqués ;
on sait seulement que ce fut longtemps avant la paix de Munster. L'irruption
des troupes suédoises et de leurs alliés... en fut vraisemblablement
la cause ». L'auteur de ce rapport ignorait par conséquent
que les seigneurs ecclésiastiques et laïques du Sundgau
et de la Haute-Alsace avaient essayé de reprendre les anciennes
traditions, que, sous la présidence du seigneur de Ribeaupierre,
des assemblées avaient siégé en 1652 et 1653,
et qu'elles avaient même réclamé au comte d'Harcourt
la confirmation de leurs privilèges. Il est vrai que les villes
ne semblent pas avoir assisté à ces délibérations.
La séparation définitive entre la noblesse des deux
rives du Rhin était encore si peu faite à ce moment
que les seigneurs du Brisgau vinrent. à Ensisheim pour ces
séances, sans être convoqués, et il fallut que
l'archiduc Ferdinand écrivit à la Régence de
Fribourg une lettre énergique (24 sept. 1653) pour lui faire
comprendre qu'une pareille façon d'agir était contraire
à sa souveraineté. (A.H.A. C. 959.)
On ne discutait pas seulement les subsides, militaires et autres,
durant les sessions de ces assemblées, on y arrêtait
aussi des programmes monétaires, le décri de certaines
espèces trop outrageusement falsifiées ou rognées,
la répression du brigandage local, la construction de digues
et de fossés, etc…. On tâchait aussi d'y apaiser
et régler les conflits et les querelles entre les membres des
États eux-mêmes. C'est ainsi que le 16 août 1611,
une vive querelle ayant éclaté entre Christophe Truchsess
de Rheinfelden et Melchior de Schaueubourg, l'ordre de la noblesse,
présidé par Éverard de Ribeaupierre, ordonna
que les paroles prononcées de part et d'autre dans un moment
de colère, fussent oubliées et que les adversaires se
donneraient la main, jurant un oubli perpétuel des injures
réciproques; ce qui fut fait le 19 août (A.H.A. C. 16).
L'aspect des réunions des États de la Basse-Alsace est
moins calme d'ordinaire, leurs séances ont moins de régularité,
mais aussi ce ne sont plus des subordonnés qui se rencontrent
en présence d'un supérieur, ce sont des égaux,
également imbus de leurs droits, qui discutent les questions
et trop souvent se disputent à propos d'elles. Au XVIe siècle,
ces réunions avaient été très fréquentes
et avaient même pris un caractère presque annuel, aussi
longtemps que les dangers pressants du dehors avaient fait oublier
les causes de discorde religieuse ou politique, soit à l'époque
de la guerre des Paysans, soit durant les guerres de religion en France,
alors que les reîtres de Jean-Casimir de Dohna, ou les Lorrains
de d'Aumale s'approchaient successivement du territoire ou le ravageaient
sur leur passage. Alternativement convoqués, soit par l'évêque
de Strasbourg, en sa qualité de landgrave de la Basse-Alsace
(et en son absence par la Régence épiscopale de Saverne),
soit aussi par le landvogt de Haguenau, nous voyons les délégués
des États se réunir à Strasbourg ou à
Haguenau, quelquefois à Schlestadt ou à Molsheim, pour
prendre les mesures de sécurité nécessaires,
lever des contingents de milices, désigner des commandants
militaires, déterminer la répartition des deniers publics
à lever pour parer à ces dépenses, etc….
On trouve aux Archives municipales de Strasbourg un riche fonds de
missives diverses et de recès concernant les assemblées
provinciales de 1515 à Louis XIV; il est compris dans la rubrique
A. A., liasses 1982-1995. Il y aurait de quoi en tirer, sans trop
de peine, une intéressante monographie sur cette organisation
fort peu étudiée jusqu'ici et que nous ne pouvons qu'effleurer
sommairement. Voyer encore des matériaux nombreux aux Archives
de la Basse-Alsace, G. 226 et suivants. On en trouverait enfin dans
toutes les Archives municipales des villes impériales (p. ex.
Obernai, A. A. fase- 61-75).
Mais ce n'est pas de ces questions seulement que s'occupait l'assemblée
provinciale. On y discutait l'amélioration du trafic des céréales
et les moyens d'empêcher la cherté des grains, tout comme
les libres-échangistes et les protectionnistes actuels; on
y débattait la réforme des monnaies, les mesures de
police contre le vagabondage, l'arrestation des maraudeurs, et jusqu'aux
tarifs des viandes de boucherie.
Quelquefois on a tenté, dans ces réunions, d'amener
entre les participants un groupement plus intime et permanent, si
possible. Après de longs efforts, on semblait y être
parvenu en 1580. Une alliance défensive y avait été
conclue pour trois ans entre les États de la Basse-Alsace ;
mais immédiatement après commencèrent les dissensions
entre les comtes-chanoines catholiques et protestants du Grand-Chapitre,
les « querelles du Bruderhof » comme on les appelle dans
l'histoire locales, du nom d'un palais, habité à Strasbourg
par les chanoines devenus luthériens et réclamé
par les chanoines catholiques, et, à partir de ce moment, tout
renouvellement de l'alliance fut empêché, malgré
les efforts de l'évêque Jean de Manderscheid en 1583,
du cardinal André d'Autriche, en 1589, et de la Régence
d'Ensisheim, qui, de 1597 à la veille de la guerre de Trente
Ans, ne cessa de solliciter les États protestants, et surtout
Strasbourg, d'acquiescer à une nouvelle association pour la
défense du pays. Mais cette dernière ville, profondément
froissée par l'attitude de la maison d'Autriche dans la «
guerre des Evêques », se confiant en l'appui de l'Électeur
palatin, en la protection de Henri IV, son ancien allié et
obligé comme roi de Navarre, se refusa de faire le jeu de ses
adversaires et de payer pour la sécurité de ses ennemis,
alors que la sienne ne lui semblait pas menacée. Dans toutes
les convocations des États, faites, soit dans les dernières
années du XVIe siècle, soit de 1601 à 1616, Strasbourg
garde une attitude absolument passive, prenant simplement les propositions
et les votes as referendum, ou s'abstenant même d'envoyer des
députés, et faisant échouer ainsi les combinaisons
proposées, qui ne pouvaient guère être mises en
oeuvre sans ses soldats et son argent. D'autres États d'ailleurs,
protestants ou catholiques, ne montraient pas plus de zèle
à se rendre aux convocations. Dans une lettre d'Antoine Schott.
de Colmar, à Joseph Jundt, secrétaire de la ville de
Strasbourg, il est dit que la réunion du 11 novembre 1611 «
est restée sans aucun résultat, par suite de l'absence
de la plupart des États convoqués». (Archives
municipales, A.A. 1993.). Encore en 1621, alors que déjà
le danger d'une invasion terrible peut sembler imminent, elle observe
cette même attitude négative lors de la convocation d'une
diète provinciale, provoquée d'urgence par la Régence
de Saverne.
Aussi les seules mesures qui aboutissent d'un commun accord dans ces
assemblées provinciales sont des mesures de circonstance, exigées
pour la satisfaction de certains intérêts matériels
pressants, qui n'engagent aucune question de principe, et n'obligent
à aucun contact permanent des gens qui se détestent,
et qui, malgré les belles phrases des chancelleries, sont assez
désireux de se le montrer. Aussi, ce qui ressort le plus nettement
de la lecture des pièces relatives à ces sessions, si
fréquentes, de 1610, 1611, 1614, 1615, 1617, etc-, c'est l'impuissance
absolue d'arriver à une entente cordiale, alors que tout semblait
l'imposer aux intéressés. D'ailleurs, outre, les dissentiments
de principe, ce qui l'empêchait encore, c'étaient les
querelles puériles entre les États d'Alsace, qui donnent
une piètre idée de l'intelligence politique de leurs
représentants. Les députés de la Décapole
prétendaient siéger aux Assemblées provinciales
au-dessus de la Noblesse immédiate, et ne voulaient même
pas alterner avec elle pour la préséance. Obernai, Haguenau,
Rosheim refusèrent, pour ce seul motif, d'assister aux réunions
de 1605, 1606 et 1608, et, ce qui peut paraître plus étonnant
encore, ils s'abstinrent même, pour ce point d'étiquette
contesté, de contribuer à la répression du brigandage
local. La Noblesse immédiate intenta de son côté,
en 1609, un procès en diffamation contre ces villes, devant
la Chambre impériale de Spire, procès qu'elle perdit
d'ailleurs en 1615.
Les assemblées provinciales furent encore convoquées
quelquefois après l'invasion de Mansfeld, pour discuter les
moyens de résister au passage des troupes étrangères,
la création d'un impôt foncier provincial qui permettrait
l'entretien d'un corps de milices et la constitution d'un fonds de
réserve, propositions dont aucune n'aboutit, grâce à
la méfiance réciproque des États. La dernière
de ces sessions à peu près stériles eut lieu
à Molsheim, le 7 mars 1631, où l'on essaya de s'entendre
contre l'invasion de la monnaie de billon de mauvais aloi, contre
les accapareurs de céréales et sur la procédure
à suivre pour la confiscation des biens des sorcières.
Puis vinrent l'invasion suédoise et l'occupation française,
et les réunions provinciales cessèrent d'elles-mêmes.
On les vit se reformer, une fois encore, après la signature
des traités de Westphalie. La Fronde absorbait le gouvernement
royal et paralysait son influence en Alsace, où il se maintenait
avec peine dans quelques forteresses du Rhin, alors que le duc de
Lorraine, exclu du bénéfice de la paix, menaçait
la province et la ravageait cruellement par des invasions soudaines.
C'était fournir une occasion très naturelle aux États
de la Basse-Alsace pour se réunir et délibérer
sur la mise en défense du pays. Ces États étaient
ou du moins - se croyaient tous, sauf le territoire propre du grand
bailliage de Haguenau, restés États immédiats
de l'Empire, de par le traité de Munster, et le gouvernement
français n'avait pas le pouvoir, et ne se reconnaissait même
pas, du moins alors, le droit d'empêcher leurs délibérations
communes. Les États se réunirent donc à Strasbourg,
le 17 novembre 1650 pour prendre des mesures de protection efficaces
contre les pillards et les maraudeurs qui infestaient les campagnes.
On les voit siéger encore le 8 novembre 1652, signer une véritable
alliance défensive contre les troupes de Charles de Lorraine,
et la prolonger d'une année dans une troisième session,
tenue le 1l février 1653.
Ce furent là les dernières manifestations politiques
sérieuses de ce corps mal constitué, à l'action
très intermittente et qui, du moins au XVIIe siècle,
n'a guère rendu de services appréciables au pays. Sans
doute, il s'est encore réuni l'une ou l'autre fois dans les
années suivantes, puisqu'il y eut même encore une session
des États de la Basse-Alsace après les arrêts
de réunion et la capitulation de Strasbourg. C'est la dernière
dont nous ayons retrouvé la trace; elle fut convoquée
par la Régence épiscopale de Saverne, à Strasbourg,
le 3 janvier 1683, et s'ouvrit en présence du baron de Montclar
et de l'intendant La Grange; nous ne saurions indiquer l'objet de
ses délibérations; peut-être était-ce simplement
une formalité, accomplie pour reconnaître solennellement
le nouvel état de choses. En tout cas les traditions de discorde
y furent soigneusement maintenues; la Noblesse immédiate fit
enregistrer une protestation formelle contre les villes impériales
dont les délégués s'étaient permis de
signer le recès de la diète avant les siens. C'est par
cet acte que furent clôturées les séances des
Assemblées provinciales d'Alsace qui ne devaient revivre qu'un
instant, et bien modifiées, en 1787.
Après avoir brièvement exposé les rouages supérieurs
du gouvernement, ce qu'on pourrait appeler l'administration politique
de la province, il nous faut dire quelques mots des organes inférieurs
de cette administration. Ceux-ci n'ont guère changé
par le fait du transfert de l'Alsace d'une couronne à l'autre.
Le gouvernement français n'a point touché, ou touché
assez tard, aux divisions introduites de temps immémorial par
les anciens maîtres du sol, qui en restèrent les usufruitiers
au point de vue administratif et matériel. Toute seigneurie
un peu considérable était divisée en bailliages
(Aemter, Vogteien), plus ou moins nombreux selon l'étendue
du territoire. A la tête de chacun d'entre eux se trouvait un
fonctionnaire (Vogt, Amtmann) à la fois administratif et judiciaire,
sans être pour cela toujours un légiste,; c'était
le représentant et l'homme de confiance du maître, qu'il
fût baron, comte, prince ou Magistrat de ville libre. Il avait
à contrôler la rentrée des revenus seigneuriaux,
à surveiller l'administration locale, et à diriger l'action
de la justice criminelle. Ces baillis étaient soumis, ainsi
que nous l'avons déjà dit plus haut, à la directive
de Régences dans les territoires plus étendus ; celle
de l'évêché de Strasbourg siégeait à
Saverne, celle du comté de Hanau-Lichtenberg à Bouxwiller,
celle de l'abbaye de Alsace à Guebwiller, celle des Ribeaupierre
à Ribeauvillé. Ils avaient, à leur tour, comme
subordonnés les prévôts (Schultheiss) des différentes
communes rurales, délégués, eux aussi, du souverain,
pour administrer avec les élus ou jurés de la commune
les affaires de la localité. D'ordinaire, outre le bailli,
on rencontre encore dans sa circonscription le receveur du bailliage
(Amtsschaffner), qui avait à tenir note des rentrées
en argent et des revenus en nature du seigneur, et le greffier de
bailliage (Amtsschreiber) qui était le conseiller et parfois
même le directeur du bailli dans l'instruction des affaires
judiciaires. Dans les bailliages de peu d'étendue les deux
charges étaient souvent cumulées par la même personne.
Dans certaines parties de la Haute-Alsace, dans le comté de
Ferrette par exemple, nous rencontrons une organisation administrative
un peu différente; entre le bailliage et la commune s'interpose
un groupe intermédiaire, la Mairie (Meyerthum), formé
de plusieurs villages et administré par un maire (Meyer) assisté
d'un agent subalterne (Weibel, Fronbott), qui tient à la fois
de l'huissier, de l'appariteur et du garde champêtre. Détail
caractéristique : le bailli est assisté, dans l'exercice
de ses fonctions, par les quatre principaux maires des bailliages,
les Amptvierer, qui lui constituent une espèce de conseil exécutif.
Ces maires n'étaient pas des personnages bien importants. Nous
avons lu la supplique d'un maire de Giromagny, demandant qu'on lui
fasse fan manteau neuf, le sien étant déchiré.
A la réception de cette pièce, la Régence d'Ensisheim
demande gravement, le 8 septembre 1618, un rapport spécial
aux officiers de la seigneurie de Belfort, pour savoir s'il y a lieu
d'accorder ledit manteau. On voit que la paperasserie administrative,
sous laquelle succomhe l'Europe contemporaine, ne date pas d'hier.
D'ordinaire le bailli résidait au milieu de ses administrés,
dans l'un des bourgs ou villages les plus considérables de
sa circonscription et il y occupai une maison, parfois même
un château seigneurial du maître. Parfois cependant il
était autorisé à choisir son lieu de résidence
en dehors du bailliage ; ainsi le bailli du Kochersberg demeurait
fréquemment, au XVIIe siècle, au siège de la
régence, à Saverne. En 1697, l'on constate même
l'existence d'un « bailli de la seigneurie de la Petite-Pierre
» nommé Jean-Nicolas Lamarine, qui est en même
temps « avocat au Parlement » et « procureur du
roi de la Monnaie de Sa Majesté à Strasbourg»;
voilà un fonctionnaire que ses administrés ne devaient
pas souvent rencontrer à domicile.
Nous aurons à parler en détail, dans les chapitres afférents,
de l'administration des villes plus importantes de l'Alsace; il serait
donc oiseux de nous y arrêter ici. Quant à l'organisation
intérieure des localités rurales de la province en temps
ordinaire, c'est-à-dire en dehors des grandes crises, guerres,
famines, épidémies, qui bouleversaient naturellement
l'existence entière des pauvres villageois, nous ne saurions
mieux l'exposer dans ses détails qu'en analysant l'un des règlements
communaux les plus complets que nous connaissions, celui du petit
village de Berstett, terre de la Noblesse immédiate de la Basse-Alsace
située dans le canton actuel de Truchtersheim, et possédée
depuis le milieu du XVe siècle par la famille du même
noms. La Burger-Ordnung de Berstett a été conservée
aux Archives paroissiales du village dans un manuscrit rédigé
par M Jacques Stoeffler, qui fut pasteur de Berstett, de 1627 à
1664. Elle a été publiée par M. Goepp dans l'Alsatia
de Stoeber, 1854, p. 231 suiv.
Tout bourgeois de Berstett jurera obéissance à son seigneur;
le prévôt et ses assesseurs (Heimburger) veilleront à
ce que chacun vive pacifiquement et en bon accord avec ses voisins
et à ce que toutes leurs actions tournent toujours au profit
du seigneur et de la communauté. Ceux qui troubleraient l'ordre
public payeront trente schellings d'amende. Le prévôt
est tenu de siéger régulièrement avec les jurés,
au moins quatre fois par trimestre, et de rendre égale justice
aux bourgeois et aux étrangers, sans faire aucune différence
entre les riches et les pauvres, sans vouloir plaire aux uns ni vouloir
nuire aux autres. Le prévôt n'a pas le droit de changer
les règlements, d'autoriser, ni de défendre quoi que
ce soit, sans le consentement préalable du seigneur. Toutes
les contestations sur des objets d'une valeur au-dessous de six livres
pfenning sont de sa compétence. On en peut, il est vrai, appeler
de son jugement à la Seigneurie (Obrigkeit) elle-même;
mais si cet appel est jugé frivole, c'est-à-dire si
le jugement nouveau est, conforme au premier, l'appelant paye pour
ce dérangement inutile une amende de 30 schellings. Quand le
schultheiss fait sonner la cloche du village, les jurés sont
tenus de venir siéger endéans une heure, sous peine
de 10 schellings d'amende. Le jour de la Saint Adolphe, alors qu'on
organise le jury (das Gericht), on désignera en même
temps parmi les bourgeois deux défenseurs d'office (Fürsprech),
qui recevront six pfennings d'honoraires par cause entendue. Pour
ce maigre salaire, ils sont tenus de plaider décemment et correctement,
car s'ils s'interrompent et s'injurient, ils sont passibles de 30
schellings d'amende. Si l'inculpé ne veut pas se contenter
du défenseur local, il pourra en faire venir un, à ses
frais, du dehors. Le prévôt et les Heimburger auront
soin de noter par écrit tout délit et toute contravention
dont ils entendront parler. L'aubergiste, de son côté,
chez lequel injures, jurons, coups et blessures s'échangent
d'ordinaire après boire, est tenu de leur faire savoir immédiatement,
avec tous les détails, ce qui s'est dit et fait chez lui, et
non pas seulement quinze jours avant la session. C'est trente schellings
d'amende pour ceux qui se sont lancé des injures, et ceux qui
sont coupables de blasphème iront en prison et payeront trois
livres d'amende.
Le prévôt doit veiller également à ce qu'aucun
des habitants ne gaspille son avoir (unnützlich verzehrt) et
ne se mette- ainsi sur la - paille, lui, sa femme et ses enfants.
Si un premier avertissement n'amène pas un changement de conduite,
il devra dénoncer le prodigue au seigneur. Il est tenu d'ailleurs
de donner le bon exemple lui-même et ne pas trop se goberger,
avec ses assesseurs, aux frais de la commune. S'ils fonctionnent au
village même, ils ont droit à des honoraires de deux
schellings; si leur activité officielle nécessite une
course en ville, ils ont droit à une somme double. Ces taxes
n'étaient pas partout les mêmes, naturellement; ainsi
le prévôt de Fürdenheim ne touchait que 3 schellings,
six pfennings pour une course d'affaires en ville. (Reuss, Aus der
Geschiehte Fürdenheim's,- p. 21.). Toutes les autres rétributions
sont abolies. Nul ne peut être admis à la bourgeoisie
sans l'autorisation du seigneur; pour y arriver, il faut payer cinq
livres au seigneur et une livre à la coutume, après
avoir justifié d'abord de sa naissance légitime. On
ne pouvait de même quitter Berstett avant d'avoir réglé
avec la seigneurie le « droit de départ » (Abeug).
Si le candidat à la bourgeoisie épouse ou a épousé
fille ou veuve de Berstett, il ne payera que trois livres; s'il est
manant, c'est-à-dire s'il habite déjà la localité
du consentement du seigneur, c'est cinq schellings seulement qu'il
aura à débourser.
Le déplacement d'une pierre-borne, en labourant, n'est frappé
que d'une amende de trente schellings, niais il en coûtera cinq
livres à qui se permettra d'héberger un Juif ou de trafiquer
avec lui. Pour tout autre passant, on pourra le loger pour une nuit,
mais pas plus longtemps, « qu'il soit allemand, français,
mendiant, ou quoi que ce soit ». Quand les habitants achèteront
ou vendront du vin, il leur est défendu de boire pour plus
de quatre pfennings par écu de marchandise vendue, et pour
faciliter le contrôle, les marchés seront toujours passés
par écrit devant le prévôt, à peine de
cinq livres d'amende. Ce dernier devra réviser aussi chaque
année les comptes de tutelle, mais il ne prendra pas plus de
cinq schellings de frais de vacation (Zehrkosten) par séance.
Après décès d'un habitant, aucune pièce
de mobilier ne sera livrée aux héritiers sans le consentement
du seigneur.
En temps de troubles et de guerre, chaque bourgeois est tenu de monter
la garde à tour de rôle, selon les indications du prévôt,
qui contrôlera à l'improviste les veilleurs et frappera
d'une amende de trente schellings les défaillants. Personne
ne devra s'engager en un service étranger, sans la permission
du seigneur, à peine de cinq livres d'amende. Chaque soir,
après le couvre-feu, défense de faire du bruit dans
les rues, sauf quand il y aura une noce au village. Gars et filles,
maîtres et domestiques, qui transgresseront ce paragraphe auront
à payer dix schellings. Aux noces, il est permis de «
crier un peu », mais il est interdit de se charger l'estomac,
de chanter des chansons obscènes et de faire des plaisanteries
indécentes, à peine de trente schellings. Même
amende est infligée à qui « prend plus de nourriture
et de boisson qu'il ne peut porter et les rend ». Les paillards
et les adultères devront être immédiatement dénoncés
à la seigneurie,. Cet article se retrouve ailleurs encore:
seulement les dénonciations n'étaient pas toujours faciles
à faire quand elles devaient se produire contre les autorités
locales elles-mêmes. Nous avons trouvé aux Archives de
la Basse-Alsace (E. 1680 une lettre d'un habitant de Geudertheim,
dénonçant à la Régence de Bouxwiller l'adultère
du prévôt Knittel, mais suppliant en même temps
la seigneurie de ne pas trahir son nom, puisque ce Knittel l'a déjà
une fois menacé de la colère du gouvernement (mit den
Frantsosen gedreut) à propos d'une querelle et l'anéantirait
maintenant (18 juin 1694). Les jeux de cartes sont prohibés
comme celui des dés, « sauf pour des enjeux ne dépassant
pas un pfenning. » Quiconque détériore ou vole
le bien du voisin sera condamné selon l'avis des jurés.
Si un habitant de Berstett en provoque un autre à se battre
avec lui, il sera arrêté et puni; s'il échange
seulement quelques horions (wann er sich ropft), il n'aura à
verser que cinq schellings. En cas de refus de la corvée seigneuriale,
amende de trente schellings. Si un habitant avait le malheur de tuer
un de ses concitoyens, ce qu'à Dieu ne plaise! tous les bourgeois
et manants sont tenus de prêter main forte pour l'arrêter.
Pour le cas où quelqu'un voudrait vendre ses biens, ses proches
auraient le droit de préemption (Vorkauf); s'ils refusent d'en
user, c'est la seigneurie qui pourra revendiquer la préférence;
sans son consentement d'ailleurs aucune vente n'est valable. Les partages
d'héritage devront se faire devant le prévôt et
le pasteur, pour éviter les disputes et les querelles. Chacune
des maisons de la localité sera examinée deux fois par
an par le prévôt, pour constater si elles sont en bon
état. Il paraîtrait que les habitants de Berstett étaient
fort curieux, car le règlement leur défend péremptoirement,
à peine de trente schellings d'amende, de s'arrêter la
nuit devant la fenêtre ou le volet de leurs concitoyens, pour
écouter ce qui se dit ou voir ce qui se passe à l'intérieur
des maisons. Il leur est également défendu, dans les
termes les plus sévères, de consulter, soit ouvertement,
soit en secret, les devineresses et les sorcières. Ce délit
est tarifé à dix livres, somme dont le tiers est assuré
au dénonciateur.
Ce document, bien que spécial à l'un des villages de
la BasseAlsace, peut donner, je le crois, une idée juste et
détaillée de l'administration des campagnes alsaciennes
au XVIIe siècle. On rencontre un peu partout les traits principaux
du tableau qu'il nous retrace, bien qu'il y ait naturellement certaines
différences entre le nord et le sud du pays, entre populations
catholiques et protestantes, entre l'organisation du territoire minuscule
de tel baron, qui ne possède qu'un ou deux villages et celui
du prince qui compte vingt à trente mille sujets. Ainsi dans
les bailliages autrichiens, on accentuait davantage les devoirs politiques
et religieux de ceux qui sollicitaient l'admission à la bourgeoisie.
On devait jurer « fidélité, amour, obéissance
et dévouement » à Son Altesse archiducale, promettre
de « rester fidèle à l'antique et vraie religion
catholique », d'assister aux offices tous les dimanches, de
ne pas comploter contre l'autorité, ni la diffamer, de tenir
ses armes en bon état et de s'en servir pour le salut de la
patrie. Évidemment le baron de Berstett n'avait pas à
se préoccuper d'armer ses quelques paysans pour la défense
de leurs foyers.
Outre le prévôt, les Heimburber, ses assesseurs et les
jurés, on rencontre encore d'ordinaire au village un garde
champêtre (Bannwart), chargé de surveiller les biens
communaux et ceux des particuliers, de protéger les semailles,
de « montrer le chemin aux passants », de signaler les
dégâts causés dans la banlieue par les hommes
et les animaux. Il touchait d'ordinaire, en Basse-Alsace du moins,
huit gerbes de froment de chaque paysan riche (Grossbauer), quatre
gerbes des paysans moins aisés (Kleinbauer), une gerbe par
champ de tous ceux qui n'étaient pas bourgeois de la localité.
Dans des bourgs plus considérables, il y en avait plusieurs
qui se partageaient la besogne. Le tarif des amendes pour les dégâts
semble avoirr passablement varié selon les temps et les lieux.
Dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, on faisait payer,
en 1676, au coupable une amende d'un gros, au profit de la seigneurie
de Ribeaupierre. Chevaux, boeufs, vaches, porcs ou chèvres,
quoique d'appétit assurément divers, étaient
tous taxés à une somme identique de trois gros. Le dommage
causé au propriétaire se payait à part, en sus
de l'amende. Il y avait également dans la plupart des communes
des délégués à la surveillance des biens
curiaux, qui étaient chargés de réunir les dîmes
et les redevances de la Saint-Martin, les Heiligenmeyer, comme on
les appelait; ces précurseurs de nos conseils de fabrique modernes
touchaient une modeste indemnité de cinq schellings, afin de
pouvoir se rafraîchir en dressant leurs comptes. Un personnage
d'importance aussi, dans les villages vinicoles de l'Alsace, c'était
le jaugeur assermenté (Sinner), qui révisait annuellement
les tonneaux dans toute la commune et devait marquer d'une façon
consciencieuse la capacité des futailles; il touchait à
Furdenheim, de la part des bourgeois, un pfenning d'honoraires par
mesure de vin (Ohm) jaugée; les personnes étrangères
à la localité lui payaient le double. Les données
qu'on vient de lire suffiront sans doute pour faire comprendre et
apprécier l'organisation administrative des petits groupes
ruraux de ces temps. Elle était au fond très patriarcale,
et fort acceptable pour des populations accoutumées de temps
immémorial à la réglementation minutieuse de
tous les actes de leur vie quotidienne. Elle assure au paysan le jugement
par ses pairs, elle veille à sa sécurité personnelle;
et elle protège ses biens, dans la mesure, fort restreinte,
il est vrai, où un modeste seigneur territorial pouvait garantir
alors ces avantages précieux à ses sujets et à
lui-même. Évidemment le bonheur relatif ou le malaise
d'une communauté de ce genre devait dépendre, en ces
temps, bien plus encore que de nos jours, de la personnalité
de son administrateur. Un prévôt intelligent et intègre
pouvait assurer certainement à ses concitoyens une existence
très supportable, même en l'absence de nos libertés
politiques modernes, surtout s'il avait acquis par une longue pratique
la routine nécessaire. Mais il n'était parfois ni consciencieux,
ni honnête; il fraudait sur les recettes, il administrait mal
les revenus communaux, il se faisait détester par ses concitoyens
en s'exonérant lui-même des corvées extraordinaires,
de la charge des garnisaires à nourrir; il lui arrivait même
de « voler les pauvres» et les plaintes les plus légitimes
de ses administrés, auprès de ses supérieurs
ne réussissaient pas toujours à les en débarrasser.
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