Histoire de Schlestadt
(Sélestat)
La ville de Schlestadt se trouve à proximité des Vosges,
dont elle n'est séparée que par quelques kilomètres,
un peu au nord des confins de la Haute et de la Basse Alsace, sur un
bras de l'Ill et de la Scheer, au milieu d'une campagne fertile et
non loin des vastes forêts du Ried, qui la séparent du
Rhin.
Par certaines périodes au moins de son passé, c'est une
des plus intéressantes parmi les villes de la Décapole,
comme c'en était une des plus fortes et des plus peuplées.
Ses origines sont anciennes, mais très discutées.
Qu'elle ait déjà existé à l'époque
romaine, qu'elle ait dû sa naissance à une villa carolingienne,
ou qu'elle ait été primitivement le port où l'on
chargeait sur des barques plates les céréales et les
vins de la contrée, à destination du cours inférieur
de l'Ill, peu importe en définitive.
Ce qui est certain, c'est que Schlestadt ne fut pendant longtemps qu'un
village, appartenant en majeure partie au prieuré de Sainte-Foy,
dont la magnifique église fut construite à la fin du
XIe siècle par Hildegarde de Souabe, sur le modèle, de
l'église du Saint Sépulcre.
C'est a l'empereur Frédéric II seulement que la localité doit
ses murs et ses premiers privilèges; Rodolphe 1er les étendit
plus tard, ainsi que Charles IV (1358), et Frédéric III
les renouvela tous ensemble.
Le XV' siècle fut l'époque la plus brillante de l'histoire
de la ville impériale, et sa belle cathédrale Saint Georges,
haute de soixante mètres, qu'on aperçoit dominant au
loin la plaine, de quelque côté qu'on approche de la cité,
en reste aujourd'hui encore l'éclatant témoignage.
Mais c'est surtout au point de vue intellectuel, que le petit Schlestadt
fut alors vraiment remarquable. L'humaniste Jacques Wimpheling, celui
que ses contemporains avaient surnommé « le pédagogue
de la Germanie », y avait fait de l'école latine, créée
par le Westphalien Dringenberg, dès, le milieu du XVe siècle,
la plus célèbre de toutes celles de l'Allemagne.
Son neveu, Jean Sapidus, y compta jusqu'à neuf cents élèves,
dont beaucoup devinrent à leur tour des maîtres distingués.
Il faut lire dans les mémoires si originaux de Félix
Platter, la description de ces bandes d'écoliers, plus ou moins
studieux, accroupis sur la paille, jusque dans les rues de Schlestadt,
avec leurs livres déchirés et parfois couverts de vermine.
De bonne heure les imprimeurs de la ville étaient connus partout,
même on a voulu opposer Jean Mentel de Schlestadt à Jean
Gutenberg de Mayence.
L'officine de Mathias Schurer a produit des centaines d'éditions
nouvelles de classiques, de sermonnaires, de canonistes, de grammairiens.
En un espace de temps relativement très court, la petite cité donna
le jour ou réunit dans ses murs une pléiade d'hommes
remarquables, Paul Voltz, l'abbé de Mentel, Jacques Spiegel,
le secrétaire de Maximilien, Beatus Rhenanus, l'un des plus
célèbres humanistes du temps, Martin Bucer, le futur
réformateur de Strasbourg; ils ont été les vrais
initiateurs et fauteurs de ce mouvement de la Renaissance alsacienne
qui illustra d'abord Schlestadt avant d'émigrer à Strasbourg,
quand l'air respirable lui fit défaut à son lieu d'origine.
La plupart, Sapidus, Schurer, Voltz, Bucer, se retrouvent plus tard à Strasbourg;
Wimpheling cependant revint mourir, aigri et mécontent de tous
et de tout, dans sa ville natale et Béatus Rhenanus se désintéressa
suffisamment, du moins en apparence,du mouvement religieux, pour qu'on
le laissât tranquillement étudier ses classiques.
Il ne tarda pas en effet, à se produire un schisme moral
entre ces couches supérieures de la société urbaine,
qui penchaient vers la Réforme et le gros de la population,
demeurée très attachée à la foi de ses
pères et intimement liée par ses traditions à ces églises
et à ces nombreux couvents qui occupaient, à eux seuls,
dans l'enceinte des murs, autant de place que touts les édifices
civils et les maisons bourgeoises réunis. Il s'y mêla
des raisons politiques. Les gouvernants eurent peur qu'un courant
d'idées trop démocratique ne se dégageât à la
fin de ce mouvement d'abord purement intellectuel; déjà,
plusieurs habitants de Schlestadt, et parmi eux l'ex bourgmestre
Ulrnann, avaient trempé dans le soulèvement rural;
dans le bundschuh de 1493, précurseur de la grande révolte
des rustauds de 1525. On battit froid désormais à ces
savants irrespectueux ou du moins indifférents vis-à-vis
du culte catholique, et quand les premiers symptômes de l'adhésion
plus nette aux idées nouvelles se furent manifestés,
le Magistrat et le clergé les combattirent avec des procédés
si énergiques, qu'ils ne resta bientôt que très
peu de luthériens secrets dans la ville.
Le refus de sépulture à ceux qui ne recevraient pas les derniers
sacrements, l'impossibilité de célébrer un culte, une
série d'exécutions capitales pour cause d'hérésie
(1535) eurent raison de l'affection qui les attachait au foyer natal. Sans
doute le danger de l'hérésie était écarté de
la sorte pour longtemps, mais aussi le rôle brillant joué pendant
un demi-siècle par Schlestadt était bien finit.
Sa population, que l'un des plus illustres parmi ses enfants, Béatus
Rhenanus, appelait « une race naïve et légère, un
peu trop adonnée à la gourmandise », vécut dorénavant
pendant un demi-siècle obscure et tranquille, sous ses nombreux guides
spirituels, dominicains, franciscains, capucins, augustins, dont les vastes
couvents remplissaient une bonne partie de l'enceinte de la ville, et auxquels
vinrent plus tard se joindre encore les Pères de la Compagnie de Jésus.
Mais avec la guerre de Trente Ans commença pour Schlestadt une longue
série de cruelles épreuves. C'était, au jugement des hommes
du XVIe siècle, une place très forte, de forme presque circulaire,
avec de beaux murs en briques, de nombreuses et solides tours, et trois fossés,
dont deux remplis d'eau; elle n'était néanmoins pas de taille à résister
aux attaques de l'artillerie moderne. Malgré sa garnison d'Impériaux,
elle du ouvrir ses portes à Gustave Horn, après quelques semaines
de résistance, en décembre 1632, et le général
suédois lui imposa, outre une lourde contribution de guerre, le chagrin
de voir le culte protestant officiellement célébré dans
une de ses églises. Un complot se forma parmi les bourgeois pour ramener
les troupes impériales; mais il fut découvert, quatre des conjurés
furent écartelés, quatre autres pendus, et l'occupation devint
plus dure encore et plus arbitraire. Le changement qui se produisit en Alsace
après la défaite de Noerdlingen et l'occupation de Schlestadt
par une garnison française n'apportèrent point aux habitants
les soulagements qu'ils attendaient sans doute de leurs coreligionnaires. Nous
avons raconté plus haut qu'en décembre 1635, le comte d'Hocquincourt,
gouverneur de la ville, en chassa tous les hommes valides, célibataires
ou mariés, sous prétexte que les Impôts étaient
mal payés; la population de la malheureuse cité se trouva de
la sorte réduite à 340 bourgeois infirmes, aux femmes et aux
enfants. Des actes de violence aussi déraisonnables ne pouvaient que
maintenir les gens de Schlestadt dans leurs sentiments d'attachement à Sa
Majesté Apostolique. Aussi quand, en 1649, la garnison française
eut quitté la ville, et qu'un peu plus tard le nouveau grand bailli
vint réclamer, au nom du roi de France, le serment de fidélité des
villes de la Décapole, ils furent des premiers à refuser de lui
ouvrir leurs portes, et ils ne le laissèrent entrer chez eux que lorsqu'il
eut juré tout d'abord de respecter leurs libertés. L'avènement
de Léopold 1er fut célébré en grande pompe à Schlestadt,
le 4 août 1658, l'établissement du Conseil. Souverain.accueilli
par une protestation non moins solennelle. Le roi patienta longtemps ; mais
lorsqu'il résolut de montrer aux dix villes impériales qu'il
entendait enfin être reconnu comme leur vrai souverain, Schlestadt fut,
après Colmar, la première dont il ordonna d'abattre les murs
et dans laquelle il mit garnison. Ce fut une charge terrible pour les finances
de la cité, car l'occupation dura du 3 septembre 1673 au 4 mai 1674,
et il fallut vendre l'argenterie de l'Hôtel de Ville et le vin du cellier
public, pour en couvrir les frais. Puis revinrent, on le sait, les Impériaux;
leur séjour cependant ne fut pas de longue durée, et en 1676,
Louis XIV donnait l'ordre à Vauban de tracer une nouvelle enceinte qui,
concurremment avec le canal de Châtenois, fit de Schlestadt le point
central de la défense de la Haute Alsace contre les ennemis venant du
Nord, à l'endroit même où la plaine alsacienne se resserre
le plus entre les Vosges et le Rhin. La ville prit dès lors un cachet
essentiellement militaire et l'élément civil n'y joua plus qu'un
rôle insignifiant, entre le corps d'officiers et un clergé régulier
et séculier très nombreux. Peu de villes d'Alsace ont eu, dans
les dernières années du XVIIe et durant tout le XVIIIe siècle,
une existence aussi peu accidentée que Schlestadt, et s'il est vrai
que les peuples heureux sont ceux qui n'ont point d'histoire, on peut dire
que son bonheur a dû être parfait.
Le régime intérieur de la ville de Schlestadt était, en
réalité, oligarchique. Dès 1358, Charles IV avait exclu
les nobles du Magistrat, qui se composait de huit bourgmestres ou stettmeisters
jusqu'en 1575, de six entre 1575 et 1652, et de cinq seulement depuis cette
dernière date.
A côté d'eux, les douze tribus désignaient 24 sénateurs.
Tous ces personnages étaient nommés à vie, les stettmeistres
par les sénateurs et les élus de la bourgeoisie, au nombre de
cent, les sénateurs par les stettmeistres, et deux des sénateurs
en exercice. Plus tard, depuis 1747, quand on créa dans le Magistrat
la charge de préteur royal, ce fut ce dernier qui fut le grand électeur
de la commune. On le voit, un pareil pouvoir ne pouvait être ni très
populaire, ni très redoutable, si ce n'est aux revenus de la ville,
qui étaient entièrement à la merci d'un petit nombre de
personnes plus intéressées à élargir leurs propres
revenus qu'à bien administrer le patrimoine de tous. Comme les autres
villes de la Décapole, Schlestadt avait eu autrefois son prévôt
impérial, mais dès la fin du XVe siècle, elle avait racheté cette
charge avec promesse qu'elle ne serait jamais rétablie, et l'un des
bourgmestres en exerçait depuis lors les fonctions. Le Conseil de la
ville obtint en 1685 la faveur de juger les affaires de police et les différends
au-dessous de 100 livres, définitivement et sans appel au Conseil souverain
de Brisach; deux ans plus tard, en 1687, le roi l'autorisa également à siéger
en robes, comme cour de ,justice, privilège unique en Alsace, et qui
lui fit beaucoup d'envieux.
Ces élus devaient aussi être convoqués par le Magistrat
dans les occasions critiques, mais il ne semble pas que cela ait eu lieu fréquemment,
du moins au XVIIème siècle. d'ailleurs, la concorde ne parait
guère avoir régné entre le Magistrat et la population
de Schlestadt, à en juger par les plaintes portées aux intendants
d'Alsace et par les arrêtés de ceux-ci.
Avant la réunion à la France, Schlestadt devait, d'après
la matricule de l'Empire, un contingent de 4 cavaliers et de 24 fantassins,
ou des mois romains de 144 florins. Elle déboursait 80 florins pour
l'entretien de la Chambre de Spire. En 1697, La Grange y comptait 700 maisons,
1,100 familles, environ 5,000 âmes. Les revenus annuels se montaient à 36,000
livres, provenant en bonne partie des terres qui lui appartenaient dans sa
banlieue, forêts et pâturages.
Schlestadt avait possédé jadis deux localités hors de
ses murs ; l'une, le village de Burner, avait disparu dès le milieu
du XIVe siècle; l'autre, le village de Kintzheim avec son château,
fut vendue en 1649 par elle à l'un de ses bourgmestres, Guillaume de
Goll, pour couvrir une partie des dettes accumulées pendant la guerre
de Trente Ans.
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